Pendant quatre générations en effet la famille Kervéguen, principalement basée dans le sud de l’île, à Saint-Pierre, a développé une activité économique qui a contribué à la prospérité de l’Île, et plus encore à son propre enrichissement. Les Kervéguen sont des exemples de ces abondantes migrations de Français métropolitains vers les colonies, et singulièrement l’île Bourbon, c’est-à-dire La Réunion, qui, depuis la fin du XVIIe siècle et jusqu’au début du XXe siècle, ont considéré l’Île à la fois comme une terre de sauvegarde et d’opportunité. Ce sont souvent des Bretons, habitués à prendre la mer, dont on dit qu’ils ont constitué 30 % du premier peuplement de l’île, sans que le flot ne se tarisse ensuite. Ce sont aussi des petits hobereaux menacés et privés de toute perspective par le contexte révolutionnaire français.
C’est le cas du premier Kervéguen qui débarque à Saint-Pierre à la fin du XVIIIe siècle, en 1796, noblaillon sans illustration, mais qui met son habileté, son dynamisme, son audace au service d’une réussite qui va se construire progressivement. Les éléments, qui seront repris par ses descendants, en sont le commerce, de profitables mariages, un flair en affaires qui va opérer la conversion au sucre. Cette stratégie du premier Kervéguen, Denis Marie, est reprise quasiment à l’identique par son fils Gabriel, par son petit-fils Denis André, et par son arrière-petit-fils Robert.
On accumule donc des terres que l’on plante en cannes sur Saint-Pierre, Saint-Joseph, Saint-Philippe, Étang-Salé, plus tardivement Quartier Français dans l’est. On édifie une dizaine de sucreries et trois distilleries. On concentre les esclaves, plus de 1500, puis les engagés, pas moins de 3200 que l’on traite ni plus ni moins durement que les autres habitants propriétaires. On reste cependant sensible aux évolutions de la conjoncture en modernisant progressivement l’outil de travail, en le concentrant, en tentant des investissements qui au début du XXe siècle s’avéreront sans doute trop risqués. On met au service de cette expertise économique une dextérité financière qui frise parfois l’arnaque. Mais au final, c’est‑là le portrait d’une famille de suivistes, qui, à la différence des Desbassayns, et malgré le changement d’échelle, n’a pas vraiment été fondatrice ni créatrice.
L’aplomb et le savoir-faire s’inscrivent dans un contexte étroitement local : les relais métropolitains et internationaux font défaut. Ces agilités ne peuvent rien contre les difficultés et les contraintes d’une conjoncture mondiale finalement défavorable aux activités sucrières coloniales. D’autant plus que de génération en génération, les chefs de cette famille continuent à vouloir vivre le mode de vie onirique du nobliau revanchard, sous-évaluant les grandes ruptures socio-politiques qui font des esclaves des hommes libres et auraient dû faire des travailleurs affranchis ou engagés des hommes responsables. Ces dominants tentent de perpétuer des schémas autoritaires sur une population qu’ils s’obstinent à considérer comme dépendante. Le décalage avec la réalité historique, insupportable après la première Guerre Mondiale, provoque sans doute chez le rejeton de cette dynastie, Robert de Kervéguen, un sentiment d’inaccomplissement et d’échec, et le pousse à liquider ses affaires réunionnaises, quitter la colonie, et retourner en France métropolitaine pour y vivre de rentes captées sur un pays dont sa famille n’a jamais véritablement partagé le destin.
Comment s’étonner dès lors que ces hommes, finalement en situation prédatrice, n’aient pas laissé d’autre mémoire que celle, impersonnelle , de quelques lieux de second ordre ?