L’engagisme ou Indenture labour ou travail sous contrat d’engagement est le système d’utilisation de la main-d’œuvre qui prend le relais de l’esclavage suite aux abolitions de 1833-34 dans l’espace colonial britannique et de 1848 dans l’espace colonial français.
C’est un phénomène mondial qui a transféré dans une quarantaine de territoires, plus de trois millions de personnes issues essentiellement d’Asie (1,5 million d’Indiens , 500 000 Chinois) et d’Afrique. Un cinquième de ces engagés ont été dirigés vers les îles à sucre des Mascareignes (environ 200 000 à La Réunion et 462 800 à l’île Maurice).
Une des caractéristiques de l’engagisme à La Réunion est la précocité de sa mise en place, à une période où l’esclavage est encore légal. Alors que dans l’espace colonial britannique, Maurice est pilote pour le Great Experiment dès 1834 , au niveau mondial, c’est seulement à La Réunion qu’on expérimente le travail de plus de 3 000 engagés aux côtés des esclaves. Dès avril 1828, suite à la demande des colons, la goélette, La Turquoise débarque quinze engagés « télingas », embarqués à Yanaon. Ce sont les premiers « engagés du sucre » .
L’engouement de la métropole pour le sucre de canne et la fin programmée de l’esclavage sont les deux facteurs d’appel des ces nouveaux travailleurs. En effet, la perte de la principale colonie à sucre française, Saint-Domingue , et les avalasses de 1806-1807 qui détruisent les plantations caféières incitent à expérimenter cette culture qui demande une main d’oeuvre abondante qui doit être peu coûteuse, et surtout facile à contrôler.
Or, depuis 1815-1817 la traite des esclaves est interdite, ce qui pose le problème de leur renouvellement sur les plantations. De plus, les attaques des sociétés anti-esclavagistes laissent prévoir la fin du système.
On renouvelle alors l’ancien système de travail utilisé, au XVIIIe siècle par les Compagnies des Indes , pour mettre en valeur les territoires conquis ; il permettait d’envoyer aux colonies des Européens avec des contrats dits des « 36 mois » mais aussi des travailleurs libres venus d’ailleurs. Dans les Mascareignes, ce sont des centaines d’Indiens ou « Malabares » que les gouverneurs Mahé de Labourdonnais et Benoît Dumas vont chercher à Pondichéry pour leurs connaissances techniques.
L’émigration en provenance de l’Inde n’est pas continue et s’étend sur trois périodes : de 1828 à 1830, les engagés proviennent de Yanaon ; de 1848 à 1860, il s’agit de l’émigration dite « des comptoirs français», essentiellement de Pondichéry et Karikal et de 1860 à 1885, le recrutement s’étend à l’arrière-pays britannique à partir de Calcutta, puis de Madras, Pondichéry et Karikal. A chaque affaiblissement ou arrêt des flux en provenance de l’Inde, les recruteurs se tournent vers les autres régions du monde : la Chine dès 1844 et après 1848, la côte orientale d’Afrique, Madagascar, les îles du Pacifique, l’Indochine, les Comores…Les derniers engagés sont recrutés à Rodrigues en 1933 et l’engagisme en tant que tel ne disparaît qu’en 1937.
L’autre grande caractéristique de l’engagisme à La Réunion est cette diversité des régions de départ des engagés. De 1828 à 1933, entre 147 000 et 165 000 engagés de toutes origines ont été officiellement enregistrés: 117 000 Indiens, 37 000 Africains, 3 556 Chinois et Vietnamiens, 3 630 Malgaches et 3 000 Rodriguais. Si deux tiers d’entre eux sont issus de l’Inde, un tiers provient d‘autres régions. A l’île Maurice, seuls 10 000 engagés sont des non Indiens, soit 2%.
L’engagisme est donc un système qui dure plus d’un siècle et marque durablement l’île, en renouvelant la composition de sa population, en modifiant le substrat religieux et culturel existant. C’est un apport majeur qui façonne La Réunion d’aujourd’hui.
La nature de ce système a toujours questionné les chercheurs. En 1974, Hugh TINKER dans son ouvrage pionnier, A New System of Slavery : the export of Indian Labour Overseas, 1830-1920 compare l’engagisme indien à l’esclavage en analysant les conditions de travail des engagés. Cette thèse a été remise en question dès la parution de l’ouvrage mais divise toujours les historiens de l’engagisme et encore plus les descendants d’engagés, dont les ancêtres ont vécu courbés dans les plantations et dans les sucreries. Dans quelle mesure peut-on assimiler engagisme et esclavage ? Y-a-t-il continuité ou rupture entre les deux systèmes ?
Les esclaves qui sont conduits dans l’île sont marqués par les violents traumatismes liés à la capture par les chasseurs d’esclaves, puis ceux liés à la longue marche, enchaînés les uns aux autres sur les pistes jonchées des cadavres de ceux qui n’ont pas survécu, jusqu’aux grands marchés d’esclaves. Suivent la honte et la colère impuissante face à l’exposition des corps lors de la vente et de nouveau la marche jusqu’aux rivages, bordés par un océan qui les sépare, sans espoir de retour, de la terre natale et des ancêtres. Quand ils débarquent affaiblis et épuisés, en ayant survécu au voyage mortifère passé enchaînés dans les entreponts des navires négriers, ils deviennent la propriété de maîtres inconnus qui les renomment et ont droit de vie et de mort sur eux. Les plus jeunes ont perdu tous leurs repères, les plus âgés essaient de garder des souvenirs de leur langue et des rituels ancestraux. Tous doivent s’adapter à la difficile vie sur les plantations, à défaut de s’enfuir et de risquer des peines inhumaines à chaque capture (marquage au fer rouge, oreilles coupées, jarret coupé …) ou la mort.
Par comparaison, la plupart des engagés ont choisi de partir travailler au-delà des océans. En effet, ils sont des travailleurs libres. Ce statut leur est reconnu au XVIIIe puis au XIXe siècle. En tant que tels, ils ont la capacité de signer le contrat écrit dont on leur a donné connaissance au départ. Tout est fixé à l’avance : la durée de travail de trois ans en 1828, puis de cinq ans ; le salaire mensuel et l’obligation pour l’engagiste de les loger, de les nourrir, de les soigner et de les habiller. Mais surtout, ils ont l’assurance de pouvoir pratiquer leur religion et d’être rapatriés, s’ils le souhaitent, en fin de contrat. Toutes ces conditions sont précisées à chaque grande période de l’engagisme indien et valent pour les autres engagés comme les articles des Conventions franco-britanniques de 1860-61.
En tant que libres, les engagés gardent et transmettent leur nom. Celui-ci est enregistré sur les listes des navires puis, à l’arrivée, dans les registres matricules de la colonie et des communes : le nom donné au départ est généralement le nom d’origine, mais pas obligatoirement. Il est inscrit sur le contrat de travail et transmis aux enfants si ceux-ci naissent dans l’île. La plupart des descendants d’engagés portent un nom qui est celui de l’ancêtre féminin, car c’est elle qui a déclaré le nouveau-né. Rares sont, au XIXe siècle, les parents mariés selon la législation française, les époux se contentant d’un mariage religieux !
Les engagés possèdent ce qu’ils réussissent à accumuler et peuvent donner ces biens à leurs enfants.
Mais surtout les immigrants, ont, par contrat, des jours fériés et chômés réservés à la pratique religieuse. En lien avec le calendrier agricole en vigueur dans les habitations-sucreries les cérémonies religieuses ont toutes été regroupées à la fin de celui-ci, fin décembre-début janvier, quand l’usine a cessé de fonctionner. Il s’agit pour les Indiens de la célébration du Pongol qui marque le début de la moisson du riz, pour les Africains de festivités connues comme « fête cafre ».
Le statut juridique de l’engagé est donc bien différent de celui de l’esclave qui est un objet appartenant à un maître et, à ce titre, ne peut rien posséder, ni rien transmettre, même pas un nom qui n’est pas le sien, celui-ci ayant été remplacé par un simple prénom ; même pas sa religion qui n’est plus celle d’origine, la christianisation étant la règle. Il ne peut se défendre lui-même en justice et doit être représenté par un « patron », forcément un homme libre, qui parle en son nom.
Mais, parce que les engagés travaillent dans les conditions fixées à partir de 1852 par le décret du 27 mars et ne peuvent rien négocier, ni leur salaire, ni la durée et les conditions de leur contrat, leur travail ne relève pas des principes du droit commun sur le louage de services en France mais d’une forme de salariat particulier dit « salariat contraint » ou « salariat bridé » .
En 2001, Sudel Fuma a proposé de remplacer « engagisme » par « servilisme » pour définir le statut des affranchis contraints de s’engager après 1848 et celui des travailleurs immigrés, en considérant que ce concept permettait de mieux montrer que « les travailleurs concernés ne sont pas libres et sont assujettis à un système, mais ne sont pas esclaves au sens juridique du terme ». Ce concept n’a pas eu de succès mais il a eu le mérite de mettre en avant « le caractère dolosif des contrats » qui est la caractéristique de l’engagisme africain et malgache avant 1860.
En effet, le ralentissement des flux de l’Inde vers La Réunion pousse les engagistes à se tourner vers la côte orientale d’Afrique. En 1850, les Africains recrutés doivent être des individus qui n’ont pas connu l’esclavage, dits en état de « liberté préalable ». Puis, à partir de 1857, la façade tombe et le recrutement se fait par « rachat préalable » : les esclaves, qui arrivent sur la côte, sont achetés puis libérés, avant d’être engagés pour un minimum de dix ans.
A Zanzibar, le dernier recrutement est conduit par la vicomtesse Jurien, à la demande du gouverneur Darricau, en 1858 : arrivé le 28 octobre, le Pallas embarque de nuit 200 « Noirs » et n’en débarque que la moitié le 16 décembre, les autres ayant succombé au cours du voyage.
Cette proximité avec la traite négrière est telle que le gouvernement de l’Inde anglaise fait de son arrêt un préalable à l’autorisation de recruter des Indiens, sujets britanniques, pour les îles à sucre françaises. Plus de 34 000 Africains et Malgaches ont été engagés de la sorte.
Même dans ce cas, les engagés gardent leur nom qu’ils peuvent transmettre et la possibilité de pratiquer leurs cultes.
L’étude des conditions de vie des engagés dans les habitations-sucreries dépend, d’archives de toute nature. Mais, la plupart des écrits sur les engagés, en particulier les rapports, les archives judiciaires ou les comptes rendus des commissions d’enquête, se focalisent sur les dysfonctionnements du système. Ce biais important ne permet pas de connaître la vie quotidienne de la majorité des travailleurs, la plupart de ces documents ne montrant que la face sombre de l’engagisme et les situations difficiles que doivent affronter des engagés sur certaines propriétés sucrières. Il reste encore à mettre en place des études comparatives pour conclure à une spécificité des conditions de vie des engagés par rapport aux autres travailleurs, et connaître le pourcentage de la population engagée victime du non respect des contrats .
Dès le départ, la liberté de s’engager peut être fictive. Si la majorité des Indiens sont des volontaires trop heureux du rêve qu’on leur propose, les procès comme celui de De Souza en 1853 à Karikal montrent que l’appât du gain peut conduire à des dérives sévères : ici, il s’agit de jeunes hommes enlevés et drogués .
Les engagés recrutés dans les îles du Pacifique ignorent tout de leur destination . Quant aux Vietnamiens engagés de 1863 à 1866, ce sont plutôt des exilés politiques . D’autres ont été trompés sur les conditions réelles du contrat : en 1933, les Rodriguais refusant la réalité de leur vie, si éloignée de celle qu’ils avaient imaginée, désertent les camps et le gouverneur doit les faire rapatrier.
En effet, le coolie-trade, c’est-à-dire le recrutement et le transport des engagés, est un commerce hautement rentable qui fait la fortune des armateurs, des sociétés d’émigration et d’immigration, des agences de recrutement dans les ports d’embarquement, etc…
Localement, une législation abondante, dont le décret du 13 février 1852, dit les droits et les devoirs des engagés, des engagistes, et met en place des syndics chargés d’aplanir les difficultés. En dépit de cette protection, la question du non-paiement ou du retard de paiement des salaires, des importantes retenues plus ou moins légales par certains engagistes, est récurrente. Dès les années 1830, des plaintes sont portées sur le non versement de l’argent dû aux familles en Inde ; en 1877, le rapport de la commission internationale, qui analyse la situation des engagés indiens, montre comment différentes ponctions légales peuvent amputer ce salaire et amener les engagés à travailler presque gratuitement . Or, si ces derniers ont consenti à se louer pendant cinq ans, c’est bien pour pouvoir accumuler l’argent nécessaire à une vie plus décente.
Par ailleurs, les engagés ne peuvent pas circuler librement. Les habitations sucreries ont des frontières qui ne sont franchissables qu’avec l’autorisation du propriétaire : celle-ci est matérialisée par un document ou « passe » sans lequel l’engagé trouvé hors de son lieu de travail peut être arrêté comme vagabond ou déserteur et condamné. Les peines sont transformées en jours de travail gratuit effectués à la fin du contrat ; par ailleurs, chaque absence, quelque soit le motif, est compensée par deux jours de travail.
Les conditions de vie des engagés sont difficiles, en raison de l’insalubrité des camps où manquent les femmes mais aussi en raison des rythmes élevés de travail qui augmentent encore pendant la saison de la coupe des cannes et de la fabrication du sucre.
L’engagisme à La Réunion est réputé moins attractif qu’ailleurs y compris à la fin du XIXe siècle. On estime à 25% le nombre d’engagés indiens morts dans l’île et à 25%, également, le nombre de ceux qui ont été rapatriés, souvent des personnes n’étant plus en capacité de travailler que la colonie, ne souhaitant pas les prendre en charge, fait reconduire dans les ports d’embarquement. Quant aux engagés africains arrivés après 1848, seuls 4,7% d’entre eux repartent.
La majeure partie des Mozambicains de la fin du XIXe siècle, des Chinois arrivés en 1901 sur l’Erica, des Malgaches de 1922 et des Rodriguais de 1933 n’ont pas voulu prolonger leur contrat.
Pour ceux qui restent, et dont les enfants nés sur place peuvent devenir français, selon la loi de 1889, leur sortie de l’engagisme dépend de leur moralité et de leur capacité à subvenir à leurs besoins… Si un certain nombre d’Indiens profitent du morcellement des grandes propriétés et acquièrent des terres à leur tour, la majorité des engagés continue à travailler comme ouvriers agricoles ou comme colons partiaires dans un cadre de vie misérable jusqu’au milieu du XXe siècle.
L’engagisme n’est pas l’esclavage : la loi Taubira du 10 mai 2001, dit que seule la traite négrière, dans les océans Atlantique et Indien et la mise en esclavage dans ces espaces des « populations africaines amérindiennes, malgaches et indiennes », est un crime contre l’humanité. Mais, elle aborde dans son article 4 les conditions de l’engagisme, à savoir que le jour férié mis en place commémore l’abolition de l’esclavage mais aussi «la fin de tous les contrats d’engagement souscrits à la suite de cette abolition ». Personne aujourd’hui n’associe le 10 mai, au plan national, ou le 20 décembre, au plan local, à la fin de l’engagement sous contrat.