A La Réunion, dès le XVIIIe siècle la Compagnie des Indes fait venir des travailleurs engagés pour compenser le manque de main-d’oeuvre européenne. Mais c’est bien avec l’avènement du sucre au XIXe siècle que s’amplifient le recrutement de cette force de travail contraint constituée par les engagés. Sur un volume d’arrivées estimé à 200 000 personnes, plus de 70 % proviennent du sous-continent indien. C’est donc la variation des flux d’arrivée des Indiens qui rythme l’engagisme à La Réunion.
Les engagés indiens sont amenés dans l’île en trois phases qui diffèrent par les lieux de recrutement et leur proximité avec la période de l’esclavage.
La première vague migratoire, de faible ampleur, arrive alors que l’esclavage est encore la norme de production sur l’île ; la seconde vague se produit après l’abolition de l’esclavage et, enfin la troisième vague prend place avec l’interdiction de l’engagisme africain en 1859.
Au total, 117 813 engagés indiens auraient été introduits dans l’île mais ces chiffres sont minorés par l’opération qui consiste à compter pour moitié ou pour quart de personnes les enfants de moins de dix ans et les bébés. Tant qu’on ne disposera pas des listes des bateaux qui ont transporté les Indiens vers La Réunion, on ne pourra donner le nombre exact de ces travailleurs engagés.
Lors de la rétrocession de l’île à la France par la Grande Bretagne en 1815, les planteurs inquiets du durcissement annoncé de l’interdiction de la traite des Noirs en 1817 cherchent des solutions au problème de main d’œuvre qui se profile, en dépit de l’importante traite clandestine et des méthodes utilisées pour maintenir les individus en servitude . Car, la culture de la canne à sucre qui prend son essor, à l’initiative de Charles Desbassayns, exige une main d’œuvre abondante et facile à contrôler.
Or, dès 1826, les colons ont un relais puissant en Inde : le 12 mars 1826, Eugène Panon Desbassayns de Richemont, petit-fils d’Ombline Panon Desbassayns, arrive à Pondichéry comme Commissaire de la Marine et Administrateur des Etablissements français de l’Inde ; du 18 juin 1826 au 2 août 1828, il devient Gouverneur de Pondichéry.
En 1826, des facilités sont accordées aux « domestiques indiens » qui débarquent dans l’île, sous le contrôle d’un maître . En décembre 1827, suite à la seconde loi abolitionniste du 27 avril 1827, la demande porte désormais sur des engagés.
En 1828, probablement entre le mois d’avril et juin débarquent les quinze premiers « engagés du sucre » officiels du XIXe siècle. Ils sont transportés sur la goëlette La Turquoise, partie le 16 mars 1828 de Yanaon, petit territoire français sur la côte de Coromandel, enclavé dans l’Inde britannique.
Ces travailleurs arrivent avec le statut d’hommes libres alors que la main-d’œuvre est, encore, essentiellement formée d’esclaves, ce jusqu’au 20 décembre 1848.
Quelques documents permettent de localiser avec précision les résidences mais pour la plupart de ces Indiens, Yanaon est considérée comme leur lieu de naissance « natif de Yanaon ». Ils sont dits de « la caste des Thélingas » comme SOUBA VENCADOU, âgé de trente cinq ans en 1830, ou « de la caste des Parias », comme BANLA VINCADOU, âgé de vingt six ans quand il arrive en 1830 par le navire La Pallas.
C’est, poussés par les difficultés économiques que les gens partent de cette côte de l’Orissa et du pays télougou. Selon Pitoëff , sur les 268 Indiens ayant embarqué de 1828 au 7 août 1829, 197 sont des parias, 27 des musulmans, 13 des tisserands, 13 des cultivateurs et 5 des pêcheurs.
En effet, les conditions de l’engagement présentées en Inde, sont attractives : ces travailleurs disposent d’un contrat qui est adapté de celui utilisé par la Compagnie des Indes, pour faire venir dans l’île, au XVIIIe siècle, les ouvriers indiens spécialisés dont elle a besoin pour construire bâtiments et infrastructures.
Le contrat est conclu pour une durée de trois ans avec un salaire de sept roupies (ou dix francs) par mois, en plus du logement et de la nourriture. Une avance de trois mois de salaire est donnée au moment de l’engagement en Inde et les salaires gagnés à Bourbon sont versés en partie aux familles par le système de délégation. De plus, le transport aller et retour entre Yanaon et Bourbon est à la charge de l’engagiste.
Sur place, les Indiens ont le droit de pratiquer leur religion et leurs usages comme celle de brûler leurs défunts. Le Dr Morizot qui est officier de santé au quartier de Saint Paul de 1832 à 1838, écrit dans sa thèse : « ils brûlaient encore, il y a peu de temps, leurs morts dans des endroits désignés par les autorités et assez éloignés des villes… » Cette pratique semble avoir disparu ensuite, remplacé par des enterrements.
En 1830, plus de 3 000 engagés indiens sont arrivés sur vingt et un bateaux , soit environ 3% du flux total, et ont été enregistrés sur une matricule générale créée en juillet 1829 .
C’est une émigration essentiellement masculine avec quelques femmes comme Naly Péry « Indienne libre, de la caste des Parias, âgée d’environ trente-cinq ans, native d’Yanaon ». Cette dernière meurt le 23 novembre 1830, moins de sept mois après son arrivée sur le navire la Pallas. Elle était engagée au service du sieur Joseph Desbassayns, et est décédée sur son habitation de Bel Air, à Sainte-Suzanne . Cette courte espérance de vie témoigne des difficultés rencontrées sur place.
Ainsi, sur la seule commune de Sainte-Suzanne, en 1829 on relève quatre décès d’Indiens « libres » et six pour 1830, sans mention de la cause. Parmi eux se trouve l’un des quinze hommes débarqués par la Turquoise, le nommé Chinon (ou Chinom) Abigadou Apaya, cultivateur au service de l’établissement de sucrerie appartenant aux sieurs Rontaunay et Malavois. Il y est mort le 6 octobre 1829 , à l’âge de 23 ans, laissant en Inde une veuve Chinom Saty . Quant aux autres, six sont morts l’année de leur arrivée et trois l’année suivante…
Or, l’arrêté du 3 juillet 1829 fixe clairement les conditions du recrutement et le cadre de travail et met en place une commission de surveillance pour veiller à l’application de cette réglementation. Mais, même si les textes rappellent aux engagistes qu’ils ne doivent pas confondre les engagés indiens et les esclaves, même si en 1831, un syndic est nommé, la situation se dégrade rapidement car les textes sont peu appliqués et les contrats peu respectés. Les planteurs justifient cette situation par le manque de rendement au travail de cette main-d’œuvre libre par rapport à celle des esclaves, d’où l’utilisation fréquente de châtiments corporels même si cela est interdit. Face aux difficultés rencontrées, les Indiens adoptent des attitudes diverses, allant de l’abandon du travail au marronnage en passant par la rébellion.
La crise sucrière des années 1830-1831 ne fait qu’empirer les conditions de vie des engagés. Dès 1832, la plupart des planteurs abandonnent l’idée d’un recours au « travail libre ».
Cette première émigration qui se fait sous le contrôle du gouvernement de l’Inde française mais dont le commerce est laissé aux négociants, ne dure que 18 mois. En réalité, les colons ne respectent pas leurs engagements ni à Bourbon, ni en Inde où se pose très vite la question du paiement des délégations aux familles. Le gouvernement de l’Inde française doit se substituer aux particuliers et finalement, cette émigration est interdite par l’arrêté pondichérien du 6 mars 1839.
Le nombre d’engagés diminue rapidement du fait des retours et des décès. Avec le constat que la plupart des Indiens ont abandonné les ateliers et « se livrent au vagabondage », le gouverneur prend l’arrêté du 13 juin qui renforce le contrôle des engagés avec la création d’un registre matricule dans chaque bureau de police sauf à Saint-Denis où se trouve la matricule générale : tous doivent désormais être enregistrés dans les deux types de registre matricule.
L’île Bourbon / La Réunion est l’unique territoire où pendant quelques années, vingt ans avant l’abolition de l’esclavage, des milliers d’Indiens vont travailler aux côtés des esclaves dans les plantations, avant que cette expérience ne soit interdite, même si, en réalité, des centaines d’engagés continuent à être débarqués .
Il faut attendre le 27 avril 1848 et l’abolition de l’esclavage pour que le recrutement en nombre de travailleurs indiens soit de nouveau autorisé par l’arrêté du 29 juillet 1848. Désormais, la colonie se fournit à partir des Etablissements français de l’Inde, surtout des ports de la côte de Coromandel ; le cadre législatif se renforce.
Le 20 décembre 1848 le trois-mâts Mahé de Labourdonnais débarque les premiers 500 engagés embarqués à Pondichéry et à Karikal.
C’est le début de la seconde vague d’immigration indienne sous contrat qui conduit dans l’île des dizaines de milliers de sujets théoriquement recrutés en territoire français, mais dont certains sont issus de l’arrière-pays britannique. Selon l’arrêté pris par le Commissaire de La République à Pondichéry le 23 juin 1849, le travailleur doit être âgé de 21 ans minimum et la commission d’émigration doit vérifier qu’il part volontairement et en connaissant les termes de son contrat.
Les principaux négociants de Pondichéry et de Karikal fondent en 1850 la Société d’émigration de Pondichéry qui a le monopole pour fournir les travailleurs aux navires de transport. Il s’agit d’un commerce extrêmement rentable : en 1850, pour 4 500 engagés livrés à La Réunion, le bénéfice est de 90 000 roupies, soit 225 000 francs . Les armements comme la CGM augmentent leurs bénéfices en refusant les enfants.
A La Réunion, entre 1848 et 1849, un certain nombre d’arrêtés organisent le travail et le fonctionnement des ateliers de discipline ; celui du 24 mai 1849 organise le service de l’immigration et nomme des syndics spéciaux chargés de défendre les intérêts des immigrants tout en les contrôlant.
L’ensemble de la réglementation est repris dans les décrets du 13 février et du 27 mars 1852 qui marquent l’intervention de l’Etat dans l’immigration des travailleurs à destination de toutes les colonies françaises.
Pour éviter des coûts trop élevés, une Société d’immigration est créée à La Réunion en 1853 qui a le monopole de l’introduction jusqu’en 1855. Environ 47 000 engagés sont introduits de Karikal et Pondichéry de 1848 à 1859, soit 40% de ceux arrivés au XIXe siècle .
Les Antilles demandent aussi des engagés indiens et le flux vers La Réunion diminue fortement, celle-ci ne recevant plus qu’un tiers des convois à partir de 1854.
Par ailleurs, le gouvernement britannique, qui a besoin d’engagés pour ses propres colonies, accumule les obstacles et interdit dès 1839 toute émigration pour une colonie étrangère. C’est ainsi, qu’en 1849, le négociant réunionnais Bédier-Prairie se fait contrôler à Yanaon, à l’embouchure de la rivière Coringuy, avec des sujets britanniques et est emprisonné cinq jours : l’affaire fait grand bruit.
Cette concurrence entre pays et destinations se traduit par des méthodes de recrutement brutales comme le montrent, en 1853 l’affaire de De Souza et celle de l’Auguste à Karikal en 1854 : De Souza avait mis en place un réseau d’enlèvement de jeunes mineurs drogués au haschich et gardés chez des receleurs avant de les embarquer en trompant soit le médecin de l’émigration, soit la police . Quant à L’Auguste, dès le départ de Pondichéry, des brutalités sont exercés contre les émigrants, les femmes violées et les malades jetés par dessus bord !
Sur les habitations sucreries rurales, les engagés connaissent des conditions de vie et de travail difficiles. En effet, ce que veulent les engagistes, c’est une main d’œuvre peu coûteuse et facile à contrôler, ce qui n’est plus le cas de tous les 62 000 nouveaux affranchis . Les contrats sont désormais de cinq ans, payés à 12F50 pour les hommes, 7F50 pour les femmes et encore moins pour les enfants de plus de dix ans. Le logement garanti par le contrat est bien souvent exigu : on s’entasse à plusieurs dans des pièces minuscules ; la nourriture due est réduite à l’essentiel et souvent le salaire sert à couvrir les dettes accumulées auprès de la boutique de l’habitation. Enfin, le système de double cut (deux journées de retenue pour une journée d’absence) rallonge d’autant la durée du contrat. Le délit de vagabondage permet de punir tous ceux qui sont trouvés hors de l’habitation sans justificatif : les gardes de vagabondage créés pour rechercher les engagés en fuite sont directement inspirés des chasseurs d’esclaves marrons. Car, l’engagisme se vit dans les mêmes espaces et avec la même organisation que l’esclavage, essentiellement les plantations cannières et les habitations-sucreries ; mais, les engagés ont le droit de propriété, le droit de transmettre leur patronyme à leurs enfants qui gardent des prénoms indiens et la liberté religieuse ; cependant, L’Eglise cherche à évangéliser ces nouveaux venus et fait appel aux Jésuites comme le père Laroche qui, de 1855 à 1868, prend en charge la mission des Indiens laquelle ne concerne, en réalité, que 2 000 à 3 000 individus. Si, certains grands propriétaires comme les Desbassayns, Villèle ou Kervéguen poussent à l’évangélisation de leurs travailleurs, les autres sont réticents, surtout à cause du temps de travail perdu, mais aussi à cause de l‘attachement des Indiens à leurs religions .
En 1860, pour une population totale de 175 000 habitants, 65 000 sont des travailleurs engagés soit 37 à 38 000 Indiens, 26 000 Africains, 443 Chinois et quelques originaires des îles du Pacifique.
L’exemple de la prospérité mauricienne, avec l’arrivée de plus de 264 000 engagés indiens de 1842 à 1859, conduit à négocier avec la Grande–Bretagne la possibilité de recruter des engagés issus des territoires britanniques. Le préalable étant l’arrêt de l’immigration africaine considérée comme une nouvelle forme de traite négrière, ceci est acté en janvier 1859 et interdit à La Réunion le 18 mars 1859.
Le 25 juillet 1860, est signée une convention franco-britannique qui autorise un premier recrutement de 6 000 Indiens à destination de La Réunion. Le 1er août 1861, cette convention est élargie aux autres colonies à sucre françaises, sans limitation de nombre : ces conventions règlementent les modalités de l’immigration des Anglo-Indiens, depuis le recrutement jusqu’aux détails de la vie quotidienne. La contrepartie locale est la présence d’un Consul britannique chargé de veiller au respect des contrats et de recevoir les doléances des engagés.
Le port de Calcutta, principal lieu d’embarquement pour les colonies britanniques est désormais ouvert au recrutement. Environ 10 000« Calcutta » et « Bengali » vont être débarqués au lazaret de la Grande Chaloupe, avant que les colons ne les jugent inaptes aux durs travaux des champs et les refusent : ces travailleurs sont, en effet, particulièrement touchés par le choléra qui décime les convois.
Les embarquements reprennent rapidement à partir des comptoirs français –il s’agit surtout de Pondichéry et de Karikal–, et du port britannique de Madras.
Mais, dès le milieu des années 1860, une importante crise secoue le monde du sucre soumis à la concurrence de la betterave, mais aussi aux maladies de la canne comme le borer, au point que certaines années, les engagés ne trouvent pas preneur. Les conditions de vie se dégradent pour l’ensemble des engagés au point que le Consul britannique demande la venue d’une commission d’enquête. Celle-ci formée d’un Français, le commandant Miot et d’un Britannique, le major général Goldsmith montre, en 1877, la situation misérable dans laquelle se trouvent de nombreux engagés dont certains sont dans l’île depuis vingt ans en dépit de leur volonté d’être rapatriés . Le gouvernement britannique demande, entre autres, que les dépenses de l’immigration soient inscrites au budget de la Colonie comme obligatoires, la nomination d’un protecteur des Immigrants comme il en existe à Maurice, l’arrêt des réengagements anticipés, l’alcoolisation des travailleurs et le droit pour le Consul de visiter les lieux de travail. Ce dernier point est totalement rejeté par les instances coloniales qui considèrent qu’il s’agit d’une ingérence étrangère.
Finalement, le 11 novembre 1882, la convention de 1861 est suspendue : les derniers engagés indiens sont péniblement recrutés à Pondichéry et débarquent de la Marguerite en 1885.
Même si un Protecteur des immigrants est nommé en 1881, si la durée des contrats est réduite à trois ans, si les conditions de travail sont assouplies, si de nouvelles conventions sont rédigées, l’émigration indienne vers La Réunion ne reprend pas et la Colonie fait appel à d’autres sources de recrutement.
Faute de sources fiables, on ne connaît pas le nombre exact d’engagés indiens arrivés de 1860 à 1885. Si l’on s’en tient au nombre donné par Scherer, ce serait 57% du total, soit environ 66 000 personnes. Pour le moment, seuls 114 convois ont été identifiés qui auraient transporté entre 40 000 et 46 000 individus .
L’engagisme indien est avant tout une émigration de travail, totalement déficitaire en femmes. L’arrivée en nombre d’une majorité d’hommes, dont seulement un quart peut retourner en Inde, et leur installation changent durablement la composition de la population locale et les pratiques culturelles.